Textes inédits

Deux de mes textes inédits : « La loi du plus fort » (Janvier 2012) et « Au-dessus de la ville » (Septembre 2013)

La loi du plus fort

Que l’on porte son regard sur les êtres vivants des antipodes de l’histoire aux fin fond de la géographie, on constate qu’il y a toujours un plus-fort doué d’une hégémonie auto proclamée. Son épaisse assurance ne se révèle qu’en la présence d’un plus faible sur lequel il exerce une loi physique ou manipulatrice. Cette loi est érigée en fatalité par les hommes et semble agir chez le bœuf musqué comme chez le pou de tête. Le plus-fort a une existence tonitruante, on l’entend venir de loin au galop, il pratique le monologue en avalanche, le bras de fer martial et la démonstration fracassante. On le dit sanguin, il est rouge et impudique à l’image de ces étals de viande en devanture des boucheries. Il peut absorber tous les alcools forts et assister à autant de jeux du cirque. Il bombe un torse semblable à ces rôtis enveloppés de graisse et contraints par des ficelles. Le plus-fort vous interpelle, aboie et s’emporte, pieds écartés, mu par la volonté hypertendue de surplomber, faire intrusion, faire plier et casser. Il arrive que le nuisible, perfide, avance masqué derrière un sourire chasseur ou dans un habit surfilé d’or et d’argent recomposant à des fins obscures ou vénales la gestuelle ample d’un acteur posant alternativement son regard sur une montre de gousset en métal doré et sur l’horizon loin derrière vous. C’est l’air qu’il déplace qui en impose. Debout sur son petit char de combat, il ne sait rien de sa vulgarité agitée et hirsute. Le plus-fort n’a pas d’humour, encore moins d’auto dérision. Il n’a que la raison du plus fort et une appréciation déformée de sa pauvre réalité. Il se trouve que ses points aveugles me rendent clairvoyante, je m’affirme à l’observation de ses pathologiques certitudes. Je suis poussée à comprendre cette loi d’airain, cette loi du plus-fort, à scruter les minuscules recoins où elle est tapie, à arpenter les chemins vicinaux qu’elle emprunte pour sévir, et enfin à mettre à jour ce qui la rend si universellement barbare. Il m’incombe de disséquer les prédations de cette main invisible, d’en traquer à la lueur d’une bougie, les germes et les effets au milieu de nos jungles ordinaires, à dessein de les transcrire avec une rigueur d’entomologiste.

© Monique Lachaux – Janvier 2012

Au-dessus de la ville

Avant de quitter les bains municipaux, ma mère m’enveloppe de son châle de laine et décroche sa pèlerine.  « Que la vapeur vous soit légère, Feiga-Ita Chagalov » lance Marina, la gardienne des lieux. Approche, petit bonhomme. Je m’avance. Les tresses blondes de la jeune fille scintillent à la lueur de la lampe à huile du comptoir, elle m’embrasse et glisse un bonbon à la rhubarbe dans ma menotte encore nue. Dehors le vent du soir semble léger, légers sont mes cheveux propres, légère la fête des lumières à venir. Elle se prépare derrière les carreaux des isbas de la rue Pokrovskaïa, à la lumière frémissante des bougies. Le sucre parfumé fond dans ma bouche, je ne sens plus le froid de Décembre, je n’entends pas les crissements de mes bottines dans la neige, je regarde le ciel bleu nuit infini de Vitebsk. Ma mère prend ma main en disant : « Tu serais capable de t’envoler vers les étoiles, mon oiseau de feu bouclé, avant d’avoir nourri tes yeux et ton ventre du bortsch qui mijote pour Hannouka ».  Sa lourde robe de laine grise sent la cannelle, elle a préparé un strudel aux pommes pour la soirée. Je me laisse conduire sur ses chemins. Je voudrais marcher toute la nuit, ma main dans la sienne, sentir la cannelle, l’écouter parler et regarder les étoiles qui m’attendent toute la journée quand je vais à l’école. Elle relate les aventures de petits juifs malins, l’un d’entre eux se prénomme Oleg. Un jour, il découvre loin du shtetl, une caverne gardée par un âne. Il revient le lendemain avec la plus belle ânesse du village. L’âne tombe fou amoureux. Tandis qu’il bat ses longs cils pour la demoiselle, Oleg se glisse dans la grotte et découvre des malles de pierres précieuses multicolores. En découvrant ce trésor, le gamin pense à la fille du roi qu’il admire en secret et se prend à rêver.  Feiga-Ita ajoute : « Nous arrivons au pont, Marc, la suite sera pour demain. Non d’ailleurs, toi, tu raconteras la suite… » 

Les remugles de l’entrepôt de salaisons infestent les narines. Mon père roule avec fracas une barrique de saumure. En nous apercevant il bloque son fardeau d’un coup de reins et attend, droit, très maigre à cet instant. Ma mère s’avance vers lui, elle couvre les cris des saurisseurs. – « Sachar, il me faut deux harengs pour la fête. »  La barbe échevelée de mon père dépasse de son tablier vert saturé de rouge sang. Il ressemble à un drôle d’épouvantail triste,  exténué de fatigue dans ce champ argenté, dans cette vibration bleutée, pulsatile. Nous sommes à quelques mètres de lui, le patron s’approche et le bouscule. Je croise son regard résigné. Des poules se disputent les yeux chatoyants et les viscères irisées de déchets de fretin jetés à terre.  Ma mère reprend ma main, « viens ici, va pas toucher ça avec tes mains de fille ».

Sur le chemin de la maison, les ânes marchent en ligne sur la terre gelée. Des moutons crottés dévalent la rue dans une cavalcade, grimpant les uns sur les autres.  Ma mère raconte l’histoire d’Abraham exactement comme elle raconte les contes yiddish de la lune claire : « et l’Éternel combla de bénédictions notre seigneur Abraham. Il lui donna des brebis et des bœufs, de l’argent et de l’or, des chameaux et des ânes. »  Je pense à Oleg dans sa grotte.

Au bout de la rue, ma mère s’arrête un instant devant une maison qui a brûlé le mois dernier. Beaucoup de maisons brûlent chez nous, à Liozno, le quartier pauvre de Vitebzk. C’était la maison d’un vieil homme veuf, par malheur mort asphyxié. Elle a flamboyé pendant deux jours et deux nuits ; en rouge et en jaune, en vert et bleu, en noir et violet. Elle sent la terre, l’humus natal, l’odeur acre des fumées humides. Ma mère se recueille. Comme elle, je ferme les yeux mais derrière mes paupières, la couleur du feu atteint sa sonorité maximale. Le reste du chemin se fait dans le silence des songes.

A notre arrivée, grand-père est assis en compagnie de mon oncle Nush. Ils s’entretiennent joyeusement près du samovar, un verre de thé à la main. Quand je me réfugie dans le kaftan de mon aïeul pour l’embrasser, il glisse une pièce d’un rouble dans ma main en me disant à l’oreille : « j’ai parlé avec Pen, il te prend dans son cours de dessin à partir de Vendredi. » Muet, je le regarde, je transpire, je gesticule comme un nigaud, je vibre de l’impatience des fous.  Mon oncle se lève, cale son violon sous son menton et entonne une polka pleine d’entrain : « Grande affaire, mon neveu, vas-y, danse, tourne, vire, tu seras un mentch, pas un pauvre rien du tout comme moi. Saute, ris et chante. »  La danse calme mon émotion, j’entrevois le visage souriant de grand-père. Ma tête tourne, la chaleur envahit mes pieds, puis mes mains qui vont dès Vendredi se tendre sur la feuille, tracer l’empreinte des contours, du visible et de l’invisible, la douceur flamboyante de la lumière.    Mon père rentre quand les deux aiguilles de l’horloge sont verticales. Il sort des gâteaux et des poires gelées de sa poche et nous les tend. Le repas est gai. La vodka, bien que frelatée, fait jouer mon oncle avec ardeur. Il en oublie le sang fade des entrailles de bœufs alignés sur les crochets de sa boucherie. Nous honorons la victoire de notre peuple. La grâce divine a permis qu’une petite fiole d’huile brûle pendant huit jours pour éclairer nos combats. Un miracle. Depuis, nous illuminons nos misérables chaumières, nous chantons le peuple juif vainqueur, élu de l’Éternel. Entre les plats, les danses résonnent sur tous les parquets de sapin de la diaspora. Le four à pain réchauffe nos corps et nos cœurs, l’alcool les incendie. Les toupies que nous lançons sur le sol valsent avec nous. Nos visages verdâtres rougissent peu à peu de cette joie partagée jusqu’à atteindre un violet saturé par la lune qui traverse le carreau.

Soudain pris d’une envie pressante, je sors sur les trois marches de l’entrée. La nuit vibre, j’entends murmurer les étoiles, je revois grand-père l’été dernier, croquer des carottes sur le toit de la maison grise, mon oncle Nush y jouer du violon pour tout le quartier, nos rires radieux absorbent la grisaille. Je cours dans la neige pour me soulager. En contournant la palissade de bois qui entoure notre quartier, notre maison éclairée de l’intérieur est peinte du bleu poignant de la nuit.  Accroupi, j’aperçois une étoile filante trouer l’espace, embraser la voûte céleste, passer au-dessus de la ville, c’est  Oleg et sa princesse enlacés qui partent explorer le monde fantastique, la résonance irradiée de l’univers visible.

© Monique Lachaux – Septembre 2013  

Mes coups de coeur de l’année :

Carole Zalberg : Où vivre ( Editions Grasset)

«  Peut-être que nous n’étions pas faits pour avoir un État à nous, après tout. Voilà ce que me confie, à voix basse, comme pour elle-même, ma tante assise sous la pergola devant sa maison inchangée depuis ma dernière visite, trente ans auparavant. Cette réflexion, la déception qu’elle révèle me glacent mais que répondre ? Et qui suis-je pour avoir une opinion, moi qui n’ai pas remis les pieds ici depuis si longtemps ? C’est à peine croyable mais les décennies ont filé sans que j’y prenne garde, sans que j’affronte les contradictions et le malaise qui me tenaient éloignée de ce pays que je qualifiais de compliqué pour évacuer la question.  »

A travers leurs voix recomposées par Marie, née en France dans les années 60, les membres d’une famille juive polonaise relatent leur installation en Israël après la guerre.   Au long des décennies intranquilles, les générations nouvelles venues dans l’État juif puis celles qui y sont nées expriment leurs attentes et leurs déceptions, au fil d’un quotidien à jamais hanté par la Shoah. C’est cette fin d’un monde que les plus âgés ont voulu surmonter en construisant un lieu sûr. C’est elle que les plus jeunes veulent empêcher de se reproduire en acceptant avec plus ou moins d’évidence les épreuves que leur pays ne cesse d’imposer.

De l’après-guerre à nos jours, l’exil des uns et les questionnements de la famille restée en France se répondent, tissant des liens indéfectibles.  Leurs voix se mêlent pour dire avec puissance une destinée familiale complexe et vitale qui est aussi une magnifique plongée dans les paradoxes de l’État d’Israël, autour de la question des pionniers, de leurs rêves, de leurs déceptions.

Sarah Chiche : Les Enténébrés (Editions du Seuil)


Automne 2015. Alors qu’une chaleur inhabituelle s’attarde sur l’Europe, une femme se rend en Autriche pour écrire un article sur les conditions d’accueil des réfugiés. Elle se prénomme Sarah. Elle est aussi psychologue, vit à Paris avec Paul, un intellectuel connu pour ses écrits sur la fin du monde, avec qui elle a un enfant. À Vienne, elle rencontre Richard, un musicien mondialement célébré. Ils se voient. Ils s’aiment. Elle le fuit puis lui écrit, de retour en France. Il vient la retrouver. Pour Sarah, c’est l’épreuve du secret, de deux vies tout aussi intenses menées de front, qui se répondent et s’opposent, jusqu’au point de rupture intérieur : à l’occasion d’une autre enquête, sur une extermination d’enfants dans un hôpital psychiatrique autrichien, ses fantômes vont ressurgir. S’ouvre alors une fresque puissante et sombre sur l’amour fou, où le mal familial côtoie celui de l’Histoire en marche, de la fin du xixe siècle aux décombres de la Deuxième Guerre mondiale, de l’Afrique des indépendances à la catastrophe climatique de ce début de millénaire.

Sarah Chiche est écrivain, psychologue clinicienne et psychanalyste. Elle est l’auteur de deux romans : L’inachevée (Grasset, 2008) et L’Emprise (Grasset, 2010), et de trois essais : Personne(s), d’après Le Livre de l’Intranquillité de Fernando Pessoa (Éditions Cécile Defaut, 2013), Éthique du mikado, essai sur le cinéma de Michael Haneke (PUF, 2015), Une histoire érotique de la psychanalyse : de la nourrice de Freud aux amants d’aujourd’hui (Payot, 2018).

Valérie Zenatti : Dans le faisceau des vivants (Editions de l’Olivier)

Leur relation n’était pas seulement celle d’un romancier et de sa traductrice, c’était aussi celle de deux amis qui se parlaient sans cesse.
De quoi parlaient-ils ? D’écriture, de langues, d’amour, d’animalité, d’enfance. De la terreur d’être traqué.
Ils partageaient également quelques silences.
Lorsqu’il disparaît en janvier 2018, la jeune femme ne peut se résoudre à perdre cette voix dont l’écho résonne si puissamment en elle. Après un temps de sidération, elle cherche à la retrouver, par tous les moyens. Sa quête la conduira jusqu’en Ukraine, à Czernowitz, la ville natale de l’écrivain. Il pourra alors prendre sa place, dans le faisceau des vivants.

Aharon Appelfeld était l’un des grands écrivains de notre temps.
Valérie Zenatti a traduit la plupart de ses livres, d’ Histoire d’une vie (prix Médicis étranger 2004) jusqu’à Des jours d’une stupéfiante clarté, son dernier roman paru en France.
Scénariste et écrivain, elle est l’auteure de livres destinés à la jeunesse (Une bouteille dans la mer de Gaza) et de plusieurs romans dont Jacob, Jacob (L’Olivier, 2014), couronné par le prix du Livre Inter et traduit dans quinze langues.

Née à Nice en 1970, Valérie Zenatti a vécu son adolescence en Israël, dans le désert du Néguev. De retour en France, elle étudie l’histoire, la langue et la littérature hébraïques aux Langues O’. Elle a publié plusieurs livres destinés à la jeunesse dont Une bouteille dans la mer de Gaza, traduit en une quinzaine de langues, plusieurs fois primé en France et à l’étranger, adapté au cinéma et au théâtre. Son premier roman, En retard pour la guerre (L’Olivier, 2006), la fait connaître auprès d’un public adulte. Il est suivi par Les Âmes sœurs (L’Olivier, 2010) et Mensonges (L’Olivier, 2011), un récit intimiste où elle évoque sa rencontre avec Aharon Appelfeld dont elle est la traductrice.  Avec Jacob, Jacob (L’Olivier, 2014), elle se rapproche pour la première fois de l’Algérie d’où est originaire sa famille. Ce roman connaît un véritable succès, couronné par dix prix dont le prix du livre Inter l’année suivante. Également scénariste, Valérie Zenatti achève actuellement l’écriture d’une série pour Canal+.